[Interview] Marie Paccou donne vie aux livres en y dessinant des films
Qui êtes-vous Marie Paccou ?
Je suis une artiste de 45 ans.
Mon mode d’expression privilégié est la vidéo, mais je n’utilise pas de caméra, je travaille image par image, sur ordinateur ou sur papier.
Mon père était ingénieur informaticien, ma mère est conteuse semi-professionnelle. J’ai été formée aux Arts décoratifs, puis au Royal College, écoles où je me suis spécialisée en cinéma d’animation. J’habite en Auvergne depuis 20 ans et depuis 16 ans à Billom, une petite ville au sud-est de Clermont-Ferrand. Je vis avec un compagnon peintre et nos trois enfants.
Avec une association que j’ai fondée en 2003, la Maison aux Mille Images, j’encadre des ateliers d’initiation au cinéma d’animation.
Parlez-nous de votre projet les Livres Flippés !
La série des Livres Flippés a commencé il y a plus de deux ans. Je remplaçais un ami sur un atelier flip-book dans une médiathèque. D’habitude dans cet atelier, on dessine sur feuilles volantes, qu’on relie sommairement à la fin. Mais le cadre de la médiathèque m’a inspiré l’idée de travailler sur un support déjà relié, le livre de rebut. J’ai fait quelques essais, en cherchant des techniques rapides (l’atelier durait 2h30), gommettes, tampons. A la fin de l’atelier nous filmons les livres image par image, ou page par page. Le film que nous avons créé lors de l’atelier, intitulé « Flip-books », mélange mes livres d’essai et ceux des enfants, il a été sélectionné dans plusieurs festivals de films pour enfants, notamment à Chypre et à Toronto.
L’exercice me plaisait, j’ai continué, je me suis enhardie, progressivement j’ai osé recouvrir des livres que j’aimais, et plus seulement des livres dont je ne voulais plus. Je me sentais un peu débordée par mon addiction aux écrans, et je trouvais salvateur de travailler à la main. J »ai publié la série sur facebook et sur mon site, ça a eu un écho, j’ai trouvé une poignée de mécènes, on a commencé à me louer l’exposition et j’ai eu ma première commande.
Aujourd’hui, il a une quarantaine de livres. Certaines vidéos sont encore privées, mais la plupart sont accessibles sur mon site ou sur la page facebook.
Mais au fait, pourquoi dessinez-vous sur des livres ?
Je me sens témoin d’une grande transformation concernant notre rapport aux livres, comme une vague qui m’a portée et que je vois refluer, se transformer en une autre. Mes grands-parents, agriculteurs et commerçants, ne possédaient pas de livres. Mes parents, nés dans les années 50, bacheliers, avaient plusieurs étagères de livres de poche, et on a du mal à mesurer aujourd’hui combien ce format était une révolution. Un media de masse, qui a suscité des réactions indignées. Enfant j’étais une grande lectrice, inscrite dans plusieurs bibliothèques, cachant des livres derrière les toilettes, lisant sous la couverture après le couvre-feu parental. Mes parents regardaient « Apostrophe » le vendredi, il y avait un « France Loisirs » dans le centre commercial, les gens payaient un abonnement au livre, comme ils paient aujourd’hui leur connexion internet.
On m’a appris à ne pas écrire sur les livres, ne pas les corner, ne pas les laisser ouverts sur la tranche. Etudiante, à chaque déménagement, je trimbalais plus lourd de livres que de meubles ikea!
Aujourd’hui, c’est drôle de trouver un bac à livres à la sortie de mon supermarché, à côté du bac à ampoules usagées. « Mes » livres! On les repousse des maisons, on les met dehors, littéralement, on leur construit des boîtes à livres, souvent dans des cabines téléphoniques. Ce qui fut l’objet domestique par excellence ne l’est plus. A Berlin une artiste les utilise comme matériau de construction, ailleurs des bibliothécaires les empilent pour sculpter des sapins, des totems. En Chine, on construit des bibliothèques à l’architecture spectaculaire où les tranches des livres sont un papier peint, un trompe-l’œil.
Et moi qui crée des images animées, bref du flux pour écran, je suis partie prenante de cette évolution, je ne peux pas en avoir une vision uniquement nostalgique. J’ai fondé la Maison aux Mille Images sur la conviction qu’il fallait apprendre aux enfants l’ABC de l’image animée, je crois même avoir dit « lire et écrire ne suffit plus ». Ce combat pour l’éducation aux images, il est en bonne voie, le regard s’éduque, la lecture des images est plus rapide, elle s’éloigne du premier degré, En mettant une caméra dans la poche du plus grand nombre, le smartphone a affiné le regard, l’a rendu critique.
Entourée de mes acquisitions imprimées, je sais que mes enfants vivront avec beaucoup moins de livres que moi, et ne sauront qu’en faire à mon décès. Enfants je leur en ai offert, mais adolescents c’est dans leur smartphone et leurs ordinateurs qu’ils construisent leur culture. Nous nous prêtions des livres, ils s’échangent des fichiers! Mes trésors de papier ne vaudront rien, sauf si je dessine dessus.
Quel est votre livre préféré ?
(si vous deviez passer le reste de votre vie à lire et relire un seul livre !)
Et bien ça fait longtemps que je ne l’ai pas relu, mais peut-être « La Vie Mode d’Emploi » de Perec. Il est assez dodu et touffu pour que je trouve matière à le relire. En plus il est connecté à beaucoup d’autres livres, il y a des citations cachées, alors j’aurai l’impression d’avoir plus qu’un seul livre. Quand je l’ai lu, j’y ai retrouvé une phrase de Dostoievski et une de Nabokov, l’une lue dans le livre que j’avais lu juste avant « La Vie Mode d’Emploi », l’autre relue dans le livre lu juste après!!! J’aime beaucoup le facétieux Pérec.
Je me demande bien d’ailleurs comment je pourrais l’adapter. Il faudrait inventer quelque chose de très méthodique, peut-être comme les films de Paul Driessen.
Quoi de prévu pour la suite ?
Je continue mes activités au sein de la Maison aux Mille Images. J’ai réalisé un petit film impliquant 70 visiteurs à l’occasion de la Nuit des Musées, et j’aimerais le poursuivre dans d’autres lieux.
Concernant les Livres Flippés, un ami m’aide à mettre au point un nouveau dispositif d’exposition. Ce n’est pas évident d’exposer des livres d’artiste, et encore moins des flip-books. En 2017 j’ai eu la chance de me faire prêter par le CRDP un jeu de 12 ipads, permettant d’exposer chaque livre sous sa vidéo, et c’est un dispositif similaire qui a été repris à l’espace François Mitterrand en Loire-Atlantique, mais ça peut être assez contraignant, en terme de gardiennage et d’alimentation. Le nouveau dispositif rend explicite le lien entre l’objet et sa vidéo, mais il repose sur un seul écran où tous les livres se déroulent, tandis qu’un système domotique illumine chaque livre physique au moment précis où il apparaît à l’écran.
Je viens de rencontrer l’équipe du café-librarie Le Grin, nous avons notamment parlé d’utiliser cette installation en vitrine.
Un des livres que j’ai adapté, « La Nuit Bengali » de Mircea Eliade, a plu à une poétesse indienne, qui m’a envoyé dans une édition bengali son contrepoint « It does not die », écrit par l’héroïne du livre, Maitreyi Devi. L’histoire des deux livres miroirs m’a intéressée. « La Nuit Bengali » raconte la romance entre Mircea Eliade et une indienne de seize ans. Publié en français, le livre a lancé la carrière d’Eliade. Dans son Inde anglophone, l’héroïne n’a rien su du livre, pendant trente-deux ans. En réponse, l’écrivaine, mère et grand-mère a écrit « It does not die », et obtenu d’Eliade que de son vivant « La Nuit Bengali » ne soit pas traduit en anglais. Je veux créer deux flip-books miroirs, le premier sur l’édition française, le second sur l’édition bengali. Un diptyque en somme.
En octobre, la médiathèque Voyelles, à Charleville-Mézières, doit accueillir l’exposition de la série.
Enfin, je suis invitée en décembre à Ljubjana, à l’occasion du festival Animateka. Je dois superviser un atelier avec des enfants, installer une exposition, proposer une séance « carte blanche » et faire partie du jury.