Ne pleure pas
Guy LagorceC'était le mois de juin. Il faisait doux et Paris sentait déjà les vacances. Thomas avait quitté la maison bien avant nous. Les soirs où il boxait, il aimait arriver tôt aux vestiaires pour mieux se concentrer. Comme j'avais arraché mon passage en cinquième grâce à un dernier trimestre pour moi héroïque, mon père m'avait autorisé à assister au combat. Il venait, lui, pour la première fois, comme ma sœur. Ma mère restait à la maison. Elle ne supportait pas la vue du sang ; et puis elle avait peur, tout simplement, de voir son fils aîné se faire casser la figure. Je la comprenais. Je comprenais moins bien mon père qui n'avait jamais voulu voir boxer Thomas. Il n'était allé que deux ou trois fois à la salle d'entraînement, pour se rendre compte, et avait trouvé l'endroit « assez répugnant ». Pour moi, c'était l'un des plus beaux du monde.Nous avions facilement trouvé une place pour la R.16 dans une petite rue près de l'Etoile. Les putains, qui pullulaient dans ce quartier, portaient des robes d'été. Aux terrasses des cafés, une ambiance rigolarde.Je me rappelle combien j'étais nerveux, avec la paume des mains moite. Je m'étonnais que toute la ville ne soit pas sens dessus dessous : deux types, dont l'un était mon frère, allaient s'empoigner là, tout à côté, à la loyale, et la vie continuait comme si de rien n'était. Mon père, un peu voûté, avançait de son pas court et sec.« Papa, t'as bien les billets au moins ?— Evidemment que j'ai les billets. Et la tête sur les épaules aussi. »?>II?>J'étais placé si près du ring que j'avais bien vu le poing gauche de mon frère rentrer dans le Noir jusqu'à la garde ; juste au-dessus de la culotte, dans la région du foie.Le Noir toussa un « Ouiiifff ! affreux venu du fond des tripes.Je le revois qui tombe. Au ralenti. Sur les genoux d'abord, puis sur le côté en roulant de gros yeux effarés. Le public s'était levé d'un bond, poussant un « Oooooooh ! » d'une voix unique et basse, bandeuse.Mon frère avait reculé vers un coin neutre ; encore en garde. L'air si méchant que je le reconnaissais à peine. Son regard filtrait par deux minces fentes. Il faut dire que ses pommettes étaient très enflées. Jusque-là, le combat avait été serré, violent ; l'adversaire était dangereux. Un de ces Guadeloupéens-caoutchouc avec des jambes terribles.L'arbitre commençait à peine à compter, que le Noir s'était croisé les gants sur la culotte, histoire de chercher la victoire par disqualification sur coup bas. Tous ses supporters, massés à dix rangs derrière nous, avaient compris. En chœur, ils s'étaient mis à hurler à la mort. Comme mille.Heureusement l'arbitre avait fait non de la tête et continué à compter, doigts tendus sous le nez du Noir qui s'était remis à genoux.Les autres, derrière, fous de rage, balançaient des gobelets de carton sur le ring. La colère alors m'avait saisi. Mon père était resté assis. Immobile, très pâle dans son manteau noir. Ma sœur, serrée contre lui, rongeait ses ongles avec frénésie.A « Huit ! » le faux jeton s'était relevé, l'air écœuré par toute l'injustice du monde. Comme mon frère s'avançait vers lui, j'avais hurlé : « Casse-lui la gueule, Thomas ! » Quelqu'un m'avait répondu : « Ferme la tienne, petit con ! »La vieille salle Wagram tremblait de toute sa carcasse. Dans le coin de mon frère, le père Deltreuil, son professeur, accroupi comme un gros crapaud gueulait lui aussi : « Lafarge, ne vous battez pas. Plus que vingt secondes. » Il n'était pas fou, Thomas. Il n'allait pas se battre maintenant que c'était dans la poche. Il avait lancé de loin deux ou trois directs du gauche, histoire de faire tourner la pendule. J'avais peur que le nègre, à la désespérée, réussisse un coup sévère. Mais non. Il était archicuit. Cet upercut gauche au foie — quelle perfection ! — l'avait vidé de ses forces. Il pouvait à peine lever les bras. Thomas avait vite compris et, à mi-distance, l'avait sabré de lourds crochets des deux mains. Impitoyable.« ORDURE ! DEHORS ! AUX CHIOTTES, L'ARBITRE ! » hurlait le clan antillais en ébullition. Au moment où le gong avait sonné, les plus excités s'étaient précipités vers le ring pour faire la peau à l'arbitre ou à mon frère.A deux mètres du but ils étaient tombés sur les flics. Ça s'était un peu secoué, mais ils n'avaient pas insisté et s'étaient repliés en désordre, hurlant au racisme, conspués par le reste des spectateurs.Parce que je riais haut de les voir si furieux, l'un d'eux m'avait traité de « petit enculé ». Je lui avais répondu par un beau bras d'honneur. Mon père, alors, était intervenu, voix très sèche.« Marc ça suffit ! Tiens-toi ! Tu me fais honte ! »Du coup les mille piqûres d'excitation qui me couraient sous la peau s'étaient calmées net. La douche. J'étais retombé assis sur mon siège, mains et jambes tremblantes. Je revenais d'un voyage pour lequel mon père ne partirait jamais. Il avait allumé une cigarette en me lançant un de ces regards... Deux flèches de glace ! J'allais avoir droit à des explications plus tard. Je voulais que mon frère jette un œil vers nous, vers moi. Mais non. Il faisait la bise à son adversaire, co...
208 |
9782246003007 |
1978 |
210 |
Broché |
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C'était le mois de juin. Il faisait doux et Paris sentait déjà les vacances. Thomas avait quitté la maison bien avant nous. Les soirs où il boxait, il aimait arriver tôt aux vestiaires pour mieux se concentrer. Comme j'avais arraché mon passage en cinquième grâce à un dernier trimestre pour moi héroïque, mon père m'avait autorisé à assister au combat. Il venait, lui, pour la première fois, comme ma sœur. Ma mère restait à la maison. Elle ne supportait pas la vue du sang ; et puis elle avait peur, tout simplement, de voir son fils aîné se faire casser la figure. Je la comprenais. Je comprenais moins bien mon père qui n'avait jamais voulu voir boxer Thomas. Il n'était allé que deux ou trois fois à la salle d'entraînement, pour se rendre compte, et avait trouvé l'endroit « assez répugnant ». Pour moi, c'était l'un des plus beaux du monde.Nous avions facilement trouvé une place pour la R.16 dans une petite rue près de l'Etoile. Les putains, qui pullulaient dans ce quartier, portaient des robes d'été. Aux terrasses des cafés, une ambiance rigolarde.Je me rappelle combien j'étais nerveux, avec la paume des mains moite. Je m'étonnais que toute la ville ne soit pas sens dessus dessous : deux types, dont l'un était mon frère, allaient s'empoigner là, tout à côté, à la loyale, et la vie continuait comme si de rien n'était. Mon père, un peu voûté, avançait de son pas court et sec.« Papa, t'as bien les billets au moins ?— Evidemment que j'ai les billets. Et la tête sur les épaules aussi. »?>II?>J'étais placé si près du ring que j'avais bien vu le poing gauche de mon frère rentrer dans le Noir jusqu'à la garde ; juste au-dessus de la culotte, dans la région du foie.Le Noir toussa un « Ouiiifff ! affreux venu du fond des tripes.Je le revois qui tombe. Au ralenti. Sur les genoux d'abord, puis sur le côté en roulant de gros yeux effarés. Le public s'était levé d'un bond, poussant un « Oooooooh ! » d'une voix unique et basse, bandeuse.Mon frère avait reculé vers un coin neutre ; encore en garde. L'air si méchant que je le reconnaissais à peine. Son regard filtrait par deux minces fentes. Il faut dire que ses pommettes étaient très enflées. Jusque-là, le combat avait été serré, violent ; l'adversaire était dangereux. Un de ces Guadeloupéens-caoutchouc avec des jambes terribles.L'arbitre commençait à peine à compter, que le Noir s'était croisé les gants sur la culotte, histoire de chercher la victoire par disqualification sur coup bas. Tous ses supporters, massés à dix rangs derrière nous, avaient compris. En chœur, ils s'étaient mis à hurler à la mort. Comme mille.Heureusement l'arbitre avait fait non de la tête et continué à compter, doigts tendus sous le nez du Noir qui s'était remis à genoux.Les autres, derrière, fous de rage, balançaient des gobelets de carton sur le ring. La colère alors m'avait saisi. Mon père était resté assis. Immobile, très pâle dans son manteau noir. Ma sœur, serrée contre lui, rongeait ses ongles avec frénésie.A « Huit ! » le faux jeton s'était relevé, l'air écœuré par toute l'injustice du monde. Comme mon frère s'avançait vers lui, j'avais hurlé : « Casse-lui la gueule, Thomas ! » Quelqu'un m'avait répondu : « Ferme la tienne, petit con ! »La vieille salle Wagram tremblait de toute sa carcasse. Dans le coin de mon frère, le père Deltreuil, son professeur, accroupi comme un gros crapaud gueulait lui aussi : « Lafarge, ne vous battez pas. Plus que vingt secondes. » Il n'était pas fou, Thomas. Il n'allait pas se battre maintenant que c'était dans la poche. Il avait lancé de loin deux ou trois directs du gauche, histoire de faire tourner la pendule. J'avais peur que le nègre, à la désespérée, réussisse un coup sévère. Mais non. Il était archicuit. Cet upercut gauche au foie — quelle perfection ! — l'avait vidé de ses forces. Il pouvait à peine lever les bras. Thomas avait vite compris et, à mi-distance, l'avait sabré de lourds crochets des deux mains. Impitoyable.« ORDURE ! DEHORS ! AUX CHIOTTES, L'ARBITRE ! » hurlait le clan antillais en ébullition. Au moment où le gong avait sonné, les plus excités s'étaient précipités vers le ring pour faire la peau à l'arbitre ou à mon frère.A deux mètres du but ils étaient tombés sur les flics. Ça s'était un peu secoué, mais ils n'avaient pas insisté et s'étaient repliés en désordre, hurlant au racisme, conspués par le reste des spectateurs.Parce que je riais haut de les voir si furieux, l'un d'eux m'avait traité de « petit enculé ». Je lui avais répondu par un beau bras d'honneur. Mon père, alors, était intervenu, voix très sèche.« Marc ça suffit ! Tiens-toi ! Tu me fais honte ! »Du coup les mille piqûres d'excitation qui me couraient sous la peau s'étaient calmées net. La douche. J'étais retombé assis sur mon siège, mains et jambes tremblantes. Je revenais d'un voyage pour lequel mon père ne partirait jamais. Il avait allumé une cigarette en me lançant un de ces regards... Deux flèches de glace ! J'allais avoir droit à des explications plus tard. Je voulais que mon frère jette un œil vers nous, vers moi. Mais non. Il faisait la bise à son adversaire, co...
Edition | Grasset |
Dimensions (L x H x E, cm) | 130 X 205 X 1.9 |
Auteur | Guy Lagorce |
Nombre de pages | 208 |
ISBN | 9782246003007 |
Date de publication | 1978 |
Poids (g) | 210 |
Reliure | Broché |
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